mercredi 2 mars 2022

Michel-Ange

 Un  personnage de "la chronique solaire", première partie de "1983".  

"...Rassuré, Michel-Ange me questionna sur Belfort. Je le mis au courant de nos derniers projets et lui annonçai mes prochaines vacances. Ce fut l’occasion pour lui d’enchaîner sur ses voyages et j’appris ainsi qu’il avait bourlingué durant plusieurs années dans notre vaste monde. Il m’entraîna en un instant en Amérique du sud où il vécut au milieu d’une tribu sur les bords de l’ Orénoque pendant six mois environ. 
Il gardait de cette expérience, telle qu’il me la racontait avec un étrange sourire sur le bord des lèvres et le regard perdu dans les lointains paysages qu’il revoyait alors à travers son imagination, la nostalgie d’un dépouillement qui fut total à cette époque. 
Il n’avait alors plus rien, allant jusqu'à perdre son identité puisqu’on l’avait rebaptisé. Il avait abandonné ses habits européens pour se vêtir d’un pagne tout simple tenu par une cordelette et c’était tout. Tout était partagé dans cette tribu et par conséquent comme il me l’a décrit, il n’avait rien et il avait tout. Il avait une hutte, une famille, un groupe, un pays vaste comme plusieurs cantons, les animaux de la jungle, les frayeurs de la nuit, les enchantements de l’aube, les champignons hallucinogènes, les récits du chaman qu’il commençait à comprendre, les cérémonies. 
Il se tut quelques instants perdu dans ses songes. Le brouhaha de la salle du bar dans laquelle nous étions s’était effacé devant les chants des oiseaux, les cris des enfants qui se baignaient dans les ruisseaux, la voix rauque du sorcier qui lui parlait à la lumière d’un feu incertain, le tintamarre des averses équatoriales tombant sur les feuilles qui couvraient sa hutte, et l’odeur entêtante des fumées de cigarettes avait fait place à l’exhalation des plantes tropicales, à la fragrance des grappes d’orchidées qui pendaient des arbres, à l’odeur âcre des corps des femmes enduits de décoctions innommables. 
Il rouvrit les yeux, étonné du monde qui l’entourait, et me jeta un regard bleu empreint d’une infinie tristesse. Je n’eus pas la force de parler. Puis il tendit la main vers sa tasse de café et but ce qu’il restait. 
Je lui ai demandé alors : "Pourquoi es-tu parti ? 
- Ils voulaient que je me marie. Tout était pratiquement prêt. La jeune fille était belle, très jeune. Je n’ai pas voulu. Ça me fut impossible. Je me suis enfui. J’avais caché mes vêtements, mes papiers et l’argent qui me restait. J’ai fait semblant de me perdre dans la forêt et je ne suis jamais réapparu. Et ajouta-t-il, revenant complètement à la civilisation, je n’ai même pas pu leur envoyer une lettre ou leur passer un coup de téléphone pour m’excuser !"   Et il esquissa un rire ! 
Puis il retourna à sa tribu : "Cette expérience m’a fortement marqué. Je ne sais pas pourquoi , mais je n’ai plus jamais eu le sentiment de la richesse ou de la pauvreté depuis. Je vis au jour le jour, je n’ai pas un rond ou bien j’ai du fric, mais ça importe peu. Ces gens là vivaient ainsi sans rien. Pas de banquier, pas de monnaie. Ils troquaient mais leur système d'échange était assez complexe : c’était quelque fois des trocs circulaires à plusieurs et ils palabraient longtemps. Je ne comprenais pas encore assez la langue pour bien saisir ce qui se passait. Mais pratiquement tout était mis en commun y compris la nourriture. Par conséquent il n’y avait ni riche , ni pauvre. La survie de leur tribu ils la devaient à une sorte de solidarité ancestrale, à des règles coutumières complexes dont j’ai pu comprendre l’essentiel car il l’a bien fallu à l’époque, et à une vie simple proche, vraiment très proche de leur milieu naturel.
- On est loin de la civilisation remarqué-je à ce moment. 
- Loin et proche à la fois. Toute société qui s’est organisée, et toutes les sociétés se sont organisées rapidement, ont formé des civilisations. Mes indiens, bien sûr, ne laisseront pas de monument, et quand ils quittent un endroit la forêt a vite fait d’effacer leurs traces, mais c’est une civilisation. Une micro civilisation, peut-être, mais ce groupe d’individus a une langue, des règles éthiques, une organisation tribale. On pourrait écrire des tomes entiers sur leur histoire et durant les six mois que j’ai passé avec eux je ne me suis jamais ennuyé. J’étais bien, c’était cohérent. Ils n’ont pas la télé ! Et alors…. ! 
- Alors ils sont heureux…
- Vaste question, répondit Michel-Ange amusé pas ma dernière remarque."

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